mercredi 20 janvier 2010

Indigènes

"Les indigènes ont découvert la société française"

par Benjamin STORA

LE MONDE | 26.09.06

Vous enseignez l'histoire de la colonisation française à l'Inalco ("Langues O"), vous avez publié un livre sur les séquelles laissées par la guerre d'Algérie et la guerre du Vietnam dans la mémoire française et la mémoire américaine (Imaginaires de guerre, La Découverte, 1997). Quel regard portez-vous sur Indigènes ?

Il n'y a pas de problèmes de vraisemblance dans le film. La réalité y est restituée de manière subjective, ce qui est logique : ce n'est pas un documentaire. Je salue le travail de Rachid Bouchareb, qui manifeste un fort désir de vérité. Il y a cependant des aspects qui auraient mérité d'être développés...

Lesquels ?

D'abord le problème de l'enrôlement. On voit un notable indigène venir interpeller les hommes dans les villages, pour les convaincre de venir défendre la France. Et puis les volontaires montent avec enthousiasme dans des camions... Cela ne s'est pas passé comme cela partout. Il y a certes alors, au Maghreb, une tradition d'engagement dans l'armée d'Afrique, acte de promotion sociale et souci de nourrir sa famille. On obtient des avantages, une pension, on profite du passage à l'armée pour apprendre à lire et à écrire. Mais il y a aussi énormément de méfiance, de refus, de désobéissances, en particulier dans la paysannerie.

Cela a été le cas avant même la première guerre mondiale. En 1911, plusieurs centaines de familles de Tlemcen refusent de donner leurs fils et leurs pères à la conscription, et préfèrent quitter l'Algérie pour le Moyen-Orient. En 1916, un soulèvement éclate dans les Aurès. A l'exception des Français du Maghreb, il s'agissait donc souvent d'un enrôlement forcé.

Par ailleurs, le film occulte quelque chose d'important : au fil de leur périple, les indigènes ont découvert la société française. De nombreux témoignages reflètent l'étonnement de ces ruraux transplantés dans un univers urbain, où ils sont beaucoup plus respectés que dans la société coloniale, très hiérarchisée ! Ils effectuent leur premier voyage hors de leur terre, se rendent compte qu'ils sont mieux traités en métropole : ils font l'apprentissage de l'immigration. L'Algérien et futur leader nationaliste Messali Hadj raconte comment, en permission à Bordeaux, il découvre le vouvoiement de respect.

Les indigènes découvrent le respect des Occidentaux, mais restent victimes de discriminations sous l'uniforme !

L'armée reste l'armée, avec ses codes, ses rites, son machisme, ses humiliations. C'est vrai qu'il était difficile aux Maghrébins et aux Noirs de dépasser le grade de sergent. Mais l'armée est moins bloquée, moins raciste que la société coloniale. On y reconnaît le prix du sang, on y pratique la fraternité des armes. Contrairement à une opinion répandue, on ne propulsait pas systématiquement les indigènes aux avant-postes, on créa même des régiments mixtes.

Quel rôle les indigènes de l'armée d'Afrique ont-ils joué dans les combats de la seconde guerre mondiale ?

Un rôle considérable, le grand mérite du film est de le souligner ! La participation des Maghrébins fut de 400 000 hommes, dont 300 000 indigènes. Gaston Monnerville a pu affirmer : "Sans l'Empire, la France ne serait qu'un pays libéré. Grâce à lui, elle est un pays vainqueur." Ce que le cinéma français avait jusqu'ici occulté.

Le film a aussi le mérite de souligner l'importance de la campagne d'Italie, où les pertes indigènes furent considérables. On dit aussi qu'à Monte Cassino il y eut quelques exactions, des viols...

Il y en eut, comme dans toutes les guerres, comme celles perpétrées par des Américains à Naples, mais ce que l'on impute aux soldats maghrébins vient de la propagande allemande et italienne. Cela appartient à l'imaginaire, nourri par les fantasmes sexuels attisés par ces troupes noires et arabes.

Le cinéaste fait l'impasse sur les massacres de Sétif, en mai 1945, et les soulèvements algériens réclamant l'indépendance.

On y saute en effet directement de la fin de la guerre à la demande de versements de pensions pour les anciens combattants. Or il s'est passé quelque chose de capital pour les indigènes au cours de ces campagnes, qui n'apparaît pas : le passage à la conscience politique.

Il y a d'une part le développement d'un processus migratoire : revenir en métropole le plus rapidement possible pour s'immiscer dans des interstices de liberté. D'autre part, le refus de continuer à endurer un statut inégalitaire en rentrant chez eux provoque un développement du mouvement nationaliste.

Beaucoup de futurs chefs du FLN, dont Ahmed Ben Bella, ont fait Monte Cassino. Ils intègrent leur expérience militaire, se mettent à envisager de ne pas en rester à la revendication politique, d'avoir recours à la lutte armée. Même si, après la seconde guerre mondiale, se poursuit la tradition d'engagement dans l'armée française, ce que montre Philippe Faucon dans son film sur la guerre d'Algérie La Trahison.

Pourquoi le rôle des indigènes au combat fut-il minimisé ?

Ce que raconte Rachid Bouchareb dans Indigènes n'est pas seulement occulté dans l'histoire du colonisateur, mais aussi dans celle des Etats africains. En France, on a voulu faire silence sur les exactions de l'ordre colonial et laisser ce pan d'histoire en marge de l'histoire nationale. En Algérie, on ne voulait pas se souvenir que des Algériens s'étaient battus pour sauver la France ; l'idée de nation est fondée sur la révolte, l'indépendance. Le retour de mémoire de part et d'autre, un demi-siècle plus tard, est lié à une revendication sociale : l'égalité dans le montant des pensions, que les "indigènes" sont d'ailleurs en passe d'obtenir.

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